Installez-vous confortablement, on vous emmène revivre nos aventures dans ces deux petits pays du Caucase. Coincés entre de grandes puissances, ils n’ont pas d’autres choix que de défendre fièrement leur patrimoine et leur culture, chacune unique en son genre. De cols verdoyants en canyons rocailleux, de villes contemporaines en villages fantômes, laissez-vous porter !
Marie & Romain
3 juillet 2024 – 30 juillet 2024
27 jours – 14 étapes
780 km – 10 500m D+
Chapitre 1
Victimes de la guerre
C’est avec beaucoup d’excitation et déjà plus de 50 kilomètres au compteur pour l’étape du jour que nous franchissons la frontière la plus à l’est entre la Turquie et la Géorgie, le long du lac კარწახის ტბა (Kartsakhi), qui est pour moitié turc et pour moitié géorgien. Nous sommes étonnés de voir le drapeau européen flotter au côté du drapeau géorgien mais nous en saurons plus à ce sujet un peu plus tard. Pour le moment, nous avons un nouveau tampon à obtenir, des bagages à passer aux rayons X et quelques lires turques à écouler, ça tombe bien il y a des tablettes de chocolat Milka au duty-free. Cela faisait plus d’un mois que nous étions en Turquie, changer de pays nous redonne de l’élan !
Après la traditionnelle photo de notre topette de Chartreuse, nous roulons quelques kilomètres le long du lac avant de pique-niquer. Nous avons changé de fuseau horaire et avons perdu 1h par rapport à la Turquie (soit +2h par rapport à la France). Et c’est tant mieux car il faisait nuit très tôt en Turquie, en particulier à l’Est, où le soleil se couchait vers 19h15 (et se levait vers 4h15 !).
Nous pédalons en direction de la première ville géorgienne, ნინოწმინდა (Ninotsminda). Les paysages correspondent exactement à ceux de notre imaginaire de la Géorgie : des collines verdoyantes, un ciel chargé d’orage, des montagnes en fond. Dans les petits villages clairsemés, les habitants empilent des pavés d’une mixture de bouse de vache séchée, dont ils se servent de combustible l’hiver. Le réseau de gaz n’est pas enterré et forme de drôles de structures aériennes de métal le long de la route. C’est sublime et on se régale. Malheureusement, l’orage nous rattrape et nous nous abritons dans un garage automobile (ou plutôt, sous la devanture du garage, car son propriétaire ne veut pas nous laisser entrer) pour enfiler nos vestes, pantalons et sur-chaussures de pluie avant de repartir. Nous avons encore une vingtaine de kilomètres à parcourir pour arriver à Ninotsminda, où nos hôtes Warmshowers nous attendent.
Un peu plus loin, la pluie s’intensifie et la circulation est dense, il devient trop dangereux pour nous de rouler alors que la nuit s’installe, aidée par les nuages noirs qui s’amoncellent dans le ciel. Nous nous arrêtons sous le toit branlant d’un cabanon abandonné quelques minutes, en attendant que le déluge se calme. Je suis épuisée, déjà 98km au compteur, mais il nous reste 12km à faire avant de nous trouver au sec alors on repart.
On arrive finalement à l’entrée de Ninotsminda et, au même moment, la pluie s’arrête. Un arc-en-ciel apparaît et les dernières lueurs du jour colorent les nuages noirs de jaune et d’orange. Un énorme troupeau de vache (plus d’une centaine de têtes !) nous bouche la route, et nous jouons du guidon pour nous frayer un chemin. Nous sommes plus efficaces que les voitures et poids lourds, dont les klaxons n’effraient guère les bêtes. Les bergers, à pied ou à cheval et équipés de bâtons, ne sont pas assez nombreux et, de toute façon, les vaches doivent rentrer à l’étable alors les chauffeurs attendront. Nous restons prudents, car les bovins ne sont pas habitués à voir des cyclistes et sursautent lorsque nous apparaissons dans leurs champs de vision. La route est souillée par une épaisse couche de bouse et c’est crasseux, trempés et épuisés que nous nous présentons chez Alexander et Anastasia.
Warmshower est un réseau de cyclistes qui met en relation les voyageurs et les hôtes. Totalement gratuit, il permet aux hôtes d’offrir le gîte, parfois le couvert et surtout, une douche chaude aux voyageurs qui, en échange, gratifient leurs bienfaiteurs d’un petit cadeau (si possible), d’un coup de main au fourneau et surtout, d’histoires de voyages dans des contrées plus au moins lointaines.
Avec Romain, nous nous étions dit que cela valait la peine d’atteindre Ninotsminda dès notre premier soir dans ce nouveau pays pour faire la connaissance de Géorgiens qui pourraient nous en dire un peu plus sur leur vie quotidienne, la monnaie, la nourriture, la langue, etc. La pluie qui nous a cueillie en fin de journée est un bon prétexte supplémentaire à une douche chaude et un dodo au sec. Néanmoins, quelle ne fut pas notre surprise lorsque, après ladite douche, et alors que nous faisions plus ample connaissance avec nos hôtes, Anastasia et Alexander nous annoncent qu’ils sont Russes !
Ils ont quitté le pays qui les a vu naître, grandir, qui les a soigné et éduqué, car Alexander était en âge et en capacité d’être appelé sur le front ukrainien. Leurs familles et leurs amis sont restés sur place et le couple n’a emporté que quelques valises, 2 vélos et 2 paires de skis. Ils ne peuvent pour le moment retourner dans leur patrie car Alexander serait repéré à la frontière. Alors ils attendent en espérant que la guerre prenne fin bientôt.
Ils nous expliquent également qu’il est impossible pour les Russes de se rebeller. Le gouvernement, par l’intermédiaire de la police, sait tout, sur tout le monde : identité, santé, famille, compte bancaire, réseaux sociaux, rien ne leur échappe. Ils ont même la capacité de pirater les téléphones de la population dans le métro pour en obtenir toutes les informations stockées. Au moindre pas de travers, au moindre doute, c’est la garde à vue voire la prison, avec option interrogatoire serré. Alexander et Anastasia, tous deux engagés politiquement dans le parti de Alexeï Navalny, l’opposant de Vladmir Poutine, se savaient dans une liste de personnes à surveiller. À leur avis, la guerre n’est, pour Poutine et ses proches, qu’un prétexte pour occuper la population et la détourner de ses idées de démocratie et de liberté.
Ils ont choisi la Géorgie car ce pays voisin ne leur demande que peu de papiers pour rester, un visa temporaire facilement tamponné et les voilà en sécurité… Mais, 2 ans plus tard, leur visa expire bientôt et ils n’ont aucune idée de ce qu’ils vont bien pouvoir faire et où ils vont pouvoir aller se réfugier. Alexander, qui travaillait à distance pour une entreprise russe, va perdre son travail dans les jours qui arrivent. Anastasia n’en a pas. Ils ont des économies mais ils espèrent pouvoir, l’un comme l’autre, trouver un travail à distance pour une entreprise de leur pays. Le marché du travail géorgien est bien trop faible et, de toute façon, les Russes sont assez mal perçus de la part des Géorgiens, qui souffrent du joug de leur puissant voisin depuis de trop longues décennies.
Ils sortent peu de la vieille maison humide, aux papiers peints datant de l’URSS, et qu’ils louent pour une misère. Ils ne se sont fait qu’un seul ami ici, et c’est également un réfugié russe qui exerce son métier de dentiste. Ensemble, ils partent faire du vélo l’été et du ski de randonnée l’hiver dans le magnifique plateau volcanique qui entoure le village.
Nos hôtes nous racontent tout ceci et nous, nous avons la gorge nouée. Nous nous sommes rapidement identifiés à eux, jeune couple de cadres supérieurs (lui est chercheur en mathématiques et elle, data scientist), ils aiment les grands espaces, le vélo et la neige, sortir avec leurs amis dans Moscou, et leur petit appartement de la capitale, qu’ils avaient aménagé avec soin. Cette rencontre nous secoue. Que ferions-nous si nous étions appelés par notre pays pour envahir un voisin, pour lequel nous n’éprouvons ni haine ni rancœur ? Que ferions-nous si on nous demandait de risquer nos vies pour une cause qui nous révulse ? Si on nous ordonnait de tuer un inconnu qui désire simplement défendre sa patrie, sa maison ?
La discussion, bien qu’irrémédiablement triste, est tout de même passionnante et nos hôtes semblent heureux de pouvoir se confier. Ils accueillent des cyclistes presque chaque soir, mais ils sont touchés par nos oreilles attentives et nos cœurs ouverts. Malgré notre fatigue, nous nous coucherons tard ce soir-là, après un excellent repas de poisson et de sarrasin, accompagné d’une multitude de tasses de tisane fumantes.
Dans la pièce qui sert de bureau et dans laquelle nous installons notre matelas, nous trouvons quelques petits mots laissés par des voyageurs à l’intention d’Alexander et Anastasia. Cette dernière nous confie qu’elle les relie souvent, ils lui remontent le moral. Certains des noms de nos prédécesseurs ne nous sont pas inconnus, comme Tiphaine, alias LittleMissPedal, qu’on suit sur les réseaux. C’est une cyclovoyageuse qui a déjà de nombreux kilomètres à son compteur, et qui se dirige actuellement vers le Népal. Il y a aussi Camille et Romain, de WattsforDinner, des Lyonnais qui ont rallié le Japon à vélo l’année dernière. Lors de la préparation de notre voyage, nous les suivions avec attention sur les réseaux, nous imaginant pédaler et bivouaquer à notre tour dans les paysages magnifiques qu’ils partageaient. Nous laissons nous aussi notre petite lettre à l’intention de nos amis russes, avec le sentiment d’être le maillon d’une longue chaîne de cyclovoyageurs.
Après des aurevoirs chaleureux, nous quittons nos hôtes le lendemain matin. Nous enchaînons deux belles journées de vélo, entrecoupées d’un magnifique bivouac non loin du ბრილიანტის ხიდი (pont Diamant), sous les arbres, dans une herbe rase, avec vue sur le canyon. La température est clémente en journée, ça nous fait du bien de pouvoir rouler à toute heure sans se soucier de la chaleur ! Nous sommes en altitude et naviguons sur un plateau volcanique. Dans un petit village peuplé d’Arméniens, descendants des rescapés du génocide, nous tombons miraculeusement sur un restaurant familial : la cuisine est délicieuse et bon marché, nous voici d’attaque à remonter sur la selle pour l’après-midi ! Nous dépassons les 4000 km au compteur avant de d’entamer une longue descente dans la vallée. La chaleur est de retour une fois en bas, et nous nous dépêchons de terminer notre étape jusqu’ à Tbilissi, la capitale géorgienne. En chemin, nous croisons Renan, un breton qui a pédalé jusqu’à Samarcande et qui entame son périple de retour jusqu’à sa Bretagne natale.
Nous arrivons enfin aux abords de la ville : une longue descente de 1200m de dénivelé, quelques nids de poule qui font mal aux fesses, un trafic surchargé et une chute à cause d’un chien (la première du voyage et heureusement sans conséquence) plus tard, nous voici arrivés à notre destination, თბილისი (Tbilissi) !
Chapitre 2
Repères en vue !
Tbilissi… Avoir rallié cette ville signifie beaucoup pour nous. Cela veut dire que nous avons déjà bien entamé notre voyage, plus d’un tiers de la distance est parcourue. C’est aussi le principal point de chute de nombreux voyageurs qui se dirigent vers l’Est. La frontière azerbaïdjanaise étant fermée depuis mars 2020, la traversée en ferry de la mer Caspienne est impossible. C’est donc à Tbilissi que les voyageurs doivent faire un choix : pour certains, le périple s’arrête ici. Pour d’autres, la majorité, il est temps de prendre un avion pour survoler la mer Caspienne, pour d’autres encore, c’est ici qu’ils demanderont un visa pour la Russie pour contourner la mer par le Nord et enfin, pour les restants dont nous faisons partie, il est l’heure de demander un visa pour l’Iran et le Turkménistan afin de contourner la mer par le Sud.
Pourquoi avons-nous fait ce choix du Sud ? À la base de ce projet de voyage, lorsque nous avons tracé les grandes lignes du chemin qui nous mènerait vers l’Est, ni la Russie, ni l’Iran n’en faisait partie. Nous savions que de précédents cyclovoyageurs avaient traversé la mer Caspienne en prenant un ferry depuis l’Azerbaïdjan. Ce dernier a néanmoins fermé ses frontières terrestres et nous quittons la France avec l’espoir qu’elles se réouvrent rapidement. Nous le savons, ici est le passage compliqué du périple, c’est le « crux » de notre voyage, pour faire un parallèle avec le monde de l’escalade.
Quelques jours plus tôt, tout juste arrivés sur les bords du lac de Van en Turquie, les frontières azéries ne sont toujours pas ouvertes et l’espoir n’est plus permis. Nous devons prendre une décision. Hors de question de prendre l’avion sans avoir étudié à fond les 2 autres possibilités. Si nous sommes partis à vélo, c’est bien pour avoir cette liberté de déplacement, respectueuse de la nature, des distances à parcourir et du temps qui s’écoule. Il est difficile pour nous de concilier voyage à vélo avec avion.
Par le Nord ? Pourquoi pas, la Russie ne nous rebute pas, mais nous allons ensuite arriver dans le désert kazakh, que nous n’avons pas très envie de traverser, et cela nous éloigne de Samarcande, point de passage que nous souhaitons rallier lors de notre périple.
Et donc pourquoi pas le Sud ? Au moment de prendre notre décision, la situation est stable en Iran, et le Turkménistan délivre des visas de 5 jours dans son ambassade en Arménie pour tous les voyageurs qui souhaitent transiter par le pays… et puis, l’Iran nous attire. Pays méconnu, notre imagination travaille : mosquées, déserts, bazars, cuisine goûteuse et raffinée, mais aussi guerre, shariah imposée et tout ce que nous avons vu d’horrible à la télé depuis que nous sommes tout petit jusqu’à très récemment, avec les soulèvements à la suite du décès de la jeune Mahsa Amini en 2022. En premier lieu, la peur prédomine. Puis la réflexion nous amène à un constat : que savons-nous vraiment de ce pays ? Pas grand-chose. Mais tous les voyageurs que nous avons rencontrés jusqu’à présent sont unanimes : l’Iran est un pays à ne pas manquer. Ils en reviennent tous émerveillés de paysages, de rencontres, d’odeurs, de rires, de découvertes. Alors c’est décidé, nous irons voir l’Iran. C’est ainsi que nous avons fait notre demande de visa iranien sur internet depuis Tatvan, en Turquie, que nous devons récupérer à l’ambassade iranienne de Géorgie.
Revenons au présent, à Tbilissi.
Nous passons six journées heureuses dans la capitale. Six au lieu des trois initialement prévues ! Mais nous nous sentons vraiment détendus ici, physiquement et mentalement.
Mentalement car ici, nous retrouvons nos repères occidentaux. Tbilissi est une ville qui pourrait très bien être européenne, avec son centre historique gorgé de petites ruelles tortueuses, églises parfaitement entretenues, placettes à l’ombre des arbres, avec ses restaurants à la cuisine délicieuse et aux vins locaux, ses bars ambiancés, ses lumières, ses habitants qui parlent tous, ou presque, anglais.
Physiquement, car nous nous sommes trouvé une petite chambre cosy, avec une literie confortable et une bonne douche (comme nous n’en avions pas vu depuis plusieurs mois) dans un bel hôtel au petit-déjeuner copieux à deux pas d’un tout petit restaurant qui sert de délicieux khinkalis, soupes maison, verres de vin issu de la vigne familial, et autres kachapouris. Certainement aussi que le massage thaï que l’on s’est payé pour aider notre corps à se remettre de ces presque 4 mois sur la route y est pour quelque chose… C’était une première pour Romain comme pour moi et, malgré les craquements impressionnants, il faut avouer que ça fait du bien ! Mais pourquoi un massage thaï ici ? Bonne question… Nous nous promenions au hasard des rues et avons remarqué qu’il y a de nombreux cabinets de massage un peu partout dans la ville, ce qui nous a donné l’idée !
Pour être un peu plus explicite concernant la cuisine géorgienne, les khinkalis sont des raviolis fourrés à la viande, aux champignons ou au fromage et cuits à la vapeur. On les mange brûlants, avec les doigts, et on commence par mordre une première fois dans le beignet afin d’en aspirer le jus de cuisson. Deux ou trois bouchées plus tard, s’en est fini et on passe au suivant ! Nous adorons tous les deux ces petits mets, qui nous rappellent les gyozas japonais, et qui nous font sentir les premières saveurs de l’Asie. Les kachapouris sont des tartes, traditionnellement au fromage et aux œufs, mais nous préférons celle à la purée de haricot rouge, un délice !
Nos journées dans la capitale seront constituées d’un réveil aux alentours de 8h, puis de lecture, de mise à jour de nos réseaux, de tri et de modifications de photos, et écriture de la newsletter et de l’article sur la Turquie jusqu’à 10h30. Là, nous prenons un solide petit-déjeuner (comprendre : on dévalise le buffet de l’hôtel) qui nous tient au ventre jusqu’au soir.
Ensuite, nous occupons nos journées de visites, promenades dans la vieille-ville mais aussi entretien et réparation des vélos, retrait du visa iranien (comprenant moults étapes, dont celle de payer en cash 85€ par personne dans une banque…qui ne délivre pas d’euros !), recherche d’une couturière pour réparer notre drap de sac, et enfin : demande de devis auprès d’une dizaine d’agences de tourisme pour la traversée du Turkménistan…eh oui, car le Turkménistan a cessé il y a quelques jours de délivrer des visas de transit dans son ambassade de Erevan (en Arménie), qui était la seule et l’unique à délivrer ce type de visa, et la situation ne paraît pas se débloquer ! Il semble donc que le dernier moyen de traverser le Turkménistan est de payer une agence touristique pour qu’elle s’occupe de la demande de visa, et qu’elle nous trimballe, nous et nos vélos, en 4×4 dans le pays pour nous le faire traverser. Je reviendrai en détail sur tout ça dans mon article sur le Turkménistan, mais faire nos demandes de devis, et en urgence puisqu’il faut un minimum de 1 mois entre la demande et l’entrée sur le territoire, nous demandera beaucoup de temps et d’énergie lors de notre séjour à Tbilissi. Dans ce planning bien rempli, nous prenons le temps d’appeler nos familles, amis, de jouer, de lire, et de regarder quelques épisodes de One Piece, on ne se refait pas et puis, il faut bien garder l’objectif du Japon en tête !
Tbilissi est vraiment une belle ville. Le centre historique n’est pas très grand, mais elle compte tout de même 1,1 million d’habitants ! Il fait chaud en ce mois de juillet, et humide également car un orage éclate presque toutes les nuits. Après que l’un d’eux, particulièrement impressionnant, ait libéré des trombes d’eau pendant plusieurs heures, le réceptionniste nous déconseille de boire l’eau du robinet de la journée.
Le centre-ville est constitué d’un joyeux mélange de tradition et de modernité : des gratte-ciels et autres bâtiments à l’architecture innovante côtoient d’anciennes bâtisses, dont quelques-unes sont magnifiquement rénovées. La ville, implantée en fond d’une cuvette naturelle, est coupée en deux par la rivière მტკვარი (Koura). À son entrée dans la vieille ville, un affluent la rencontre et les falaises qui constituent ses rives laissent la place à une pente plus douce. Situés à la confluence, des bains d’eau chaude naturelle proposent aux visiteurs de profiter des bienfaits de l’eau soufrée. Un petit chemin qui les contourne permet de se promener dans des gorges. La balade se termine au pied d’une magnifique cascade. Tout pousse ici, et la ville est bien végétalisée. Les Géorgiens ont la main verte, ils aiment en particulier faire pousser la vigne, tradition qui se transmet de génération en génération, et beaucoup possèdent leur propre vin fait maison.
On prend énormément de plaisir à flâner dans le centre-ville au gré de nos envies. Pour se déplacer, des bus et de multiples télécabines permettent de joindre la ville d’un bout à l’autre ou de monter en hauteur pour profiter de la vue et d’un petit parc d’attraction.
Nous profitons de la température clémente et des lumières du soir pour faire une visite guidée nocturne. C’est ainsi que nous en apprenons un peu plus sur la situation géopolitique actuelle de la Géorgie. La Géorgie est engagée dans un processus de rapprochement avec l’UE, tout en faisant face à des défis importants en raison de ses relations conflictuelles avec la Russie. Indépendante depuis 1991, la Géorgie s’est difficilement relevée de ces dizaines d’années d’occupation durant lesquelles la propagande soviétique était partout, y compris à l’école. En 2008, une guerre a éclaté entre les deux pays, résultant en la reconnaissance par la Russie des régions séparatistes d’Abkhazie et d’Ossétie du Sud, que la Géorgie considère comme faisant partie intégrante de son territoire. La Russie maintient une présence militaire dans ces régions, ce qui est un point de friction constant. Depuis 2022, la Géorgie est officiellement candidate à son intégration dans l’UE, et de forts échanges commerciaux sont déjà effectifs depuis 2014. Pour la jeune génération, l’UE représente l’espoir d’un pays en paix, éloigné de la menace et du joug de son puissant voisin.
Chapitre 3
Difficultés de tous poils
C’est à contre-cœur que je boucle mes sacoches. On était vraiment bien ici, mais nous devons poursuivre notre route, continuer notre voyage et nos aventures.
Pour les 15 premiers kilomètres de l’étape du jour, nous commandons un taxi, ou plutôt l’équivalent du Uber géorgien, pour sortir de la ville. En effet, les Géorgiens nous font peur au volant. Comme les Turcs, ils roulent mal, mais en plus, ils roulent vite ! Nous avons déjà eu quelques frayeurs lors de nos 3 étapes pour rejoindre et entrer dans la capitale, alors inutile de se mettre en danger pour quelques kilomètres inintéressants, surtout que ce n’est pas cher (environ 15€) ! Fait étonnant, les Géorgiens roulent à droite mais une bonne partie des foyers possèdent de vieux modèles japonais… ils ont donc des volants à droite !
Nous entassons nos affaires, nos vélos et nos précieuses fesses tant bien que mal dans le taxi et 30 minutes plus tard, nous voici sortis de la ville. Nous reprenons la route sur nos biclous pour 15 kilomètres, 15 difficiles kilomètres sous la chaleur de l’après-midi, à réhabituer nos corps à pédaler tandis que nous nous éloignons d’une ville qui nous aura conquise, nous, les Jurassiens allergiques aux entassements humano-voituroïdes.
Nous installons notre bivouac aux abords d’un lac pour notre dernière soirée géorgienne, évitant soigneusement sa rive habitée, nous nous installons dans un petit coin seulement occupé par quelques pêcheurs. Romain part en éclaireur pour aller vérifier que le chemin prévu pour le lendemain est praticable. Il revient une heure plus tard, pas de problème pour le lendemain ! En revanche, il m’annonce que le coin est infesté de chiens errants, et que le village que nous apercevons sur la rive adjacente est en fait abandonné.
Nous filtrons un peu d’eau pour la cuisine. Alors que je la goûte, je n’ai même pas le temps de réfléchir que je l’ai déjà recrachée. Non seulement elle est tiède, mais en plus, elle est alcaline. Nos petits estomacs ne le supporteraient pas ! Nous décidons de nous rationner pour pouvoir tenir jusqu’au prochain village le lendemain. Décidemment, le retour sur le vélo et au bivouac est franchement difficile. Nous sommes passés d’une petite chambre douillette et climatisée à un bivouac chaud au bord d’un lac de soude non loin d’un village abandonné. Bonjour l’ambiance ! Au moins, un léger vent nous protège des moustiques, ce qui ne sera pas le cas le lendemain matin, et la nuit se passe. Quelques chouettes ou hiboux planent au-dessus de notre tente, c’est la première fois qu’on en observe à l’état sauvage et on est heureux, même si on ne devine d’eux que des formes fantomatiques qui se découpent sur le ciel nocturne. Un chien errant viendra nous réveiller vers 3h du matin, mais il restera à distance de la tente.
L’alarme à 4h30 fait du mal mais c’est le seul moyen de pédaler une longue distance sans trop souffrir de la chaleur. Et puis, la lumière matinale pointe déjà. Nous traversons le village abandonné au lever du jour. Ambiance de fin du monde et chiens errants qui ont bien envie de mollets de cyclistes en guise de petit-déjeuner…c’est dans quelle direction la chambre d’hôtel cosy déjà ? Nous roulons plusieurs kilomètres sur un chemin blanc qui longe la voie de chemin de fer. Nos vélos gravel sont taillés pour ce genre revêtement, et nous prenons enfin un peu de plaisir à pédaler. Un peu plus loin, nous rejoignons la route nationale qui mène à la frontière arménienne. Ça circule beaucoup, et comme d’habitude, les Géorgiens roulent vite. Le plaisir s’envole, c’est par où le petit restaurant de khinkalis déjà ?
Après plusieurs kilomètres, nous quittons la route principale et ses chauffeurs fous pour nous engager sur une voie secondaire. C’est beaucoup plus calme et moins dangereux, mais les fréquents dos d’âne très marqués qui obligent à ralentir, puis à faire l’effort de relancer le vélo, et surtout les très nombreuses bandes de chiens errants me font non seulement oublier toute idée de plaisir, mais en plus entament fortement mon moral déjà un peu maigrichon depuis le départ de Tbilissi. À la pause petit-déjeuner, quelques minutes plus tard, je craque et laisse couler de grosses larmes. Heureusement, mon chéri est là et me console. Je vois bien que le moral n’est pas bon pour lui non plus, ce qui rend ses mots de réconfort d’autant plus forts. Aujourd’hui, nous fêtons d’ailleurs nos 7 ans d’amour. C’est une belle raison pour sécher les larmes et remonter en selle, direction la frontière arménienne !
Chapitre 4
Le (ré)confort d’un bon lit
Nous passons sans problème la frontière arménienne, nous voici dans un nouveau pays ! La Géorgie nous manque déjà, et nous n’avons pas exploré ses montagnes au Nord, ni sa côte le long de la mer Noire… c’est sûr, on reviendra !
La première chose qui nous marque en Arménie, ce sont les flics. Nous en croisons beaucoup sur la route, roulant à toute vitesse, avec les gyrophares allumés, la sirène hurlante… et les pneus lisses ! Ils ont l’air de vrais cow-boys dans leurs grosses voitures toutes neuves et ça nous fait beaucoup rire.
Nous pédalons sur un long faux plat montant dans la vallée très encaissée de la rivière Դեբեդ (Debed). Les montagnes alentours, dont les flancs sont verdoyants, s’élancent haut dans le ciel. Un vieux monsieur s’arrête et nous donne de délicieuses figues. Tout comme en Géorgie, les voitures ne sont pas de première jeunesse. Des années 1980 à 2000, elles crachent pour la plupart une épaisse fumée noire et nous doublent dans un impressionnant bruit de casserole. Ici, il n’y a plus de vieilles Peugeot, les modèles sont essentiellement de l’ex-URSS, et on trouve également beaucoup de Lada ! Les Lada 4×4 blanches sont très populaires, et elles sont vraiment jolies !
Vers midi, on n’en peut plus et on se cherche un coin pour la nuit. Romain avait repéré un camping à Հաղպատ (Haghpat), mais une montée sèche de 200 mètres de dénivelé nous attend. Impossible de bivouaquer en fond de vallée, et on n’a pas très envie d’aller nous trouver une chambre dans la prochaine ville, qui a l’air franchement spéciale. Un Arménien, à vélo, nous dit que nous devons monter à Haghpat pour aller voir le monastère inscrit à l’UNESCO. D’après lui, la montée en vaut la peine. On jette un œil sur Google Maps, il semble qu’il y ait un petit restaurant juste à côté… Ok, alors on monte !
C’est dur, c’est long, il fait chaud. Et ce n’est pas 200 mètres de dénivelé mais 350 mètres pour monter au monastère soit une pente de 7% de moyenne sur les 4 kilomètres de côte ! On se bat, et, dans une épingle trop raide, nous faisons quelques zigzags de notre côté de la route pour nous faciliter la tâche. Soudain, une voiture de police arrive à toute berzingue en face de nous, le chauffeur nous fait de grands gestes assez explicites : « Poussez-vous !! » Mais c’est lui qui n’est pas du bon côté ! Sans déconner ! Derrière lui, 4 ou 5 gros 4X4 noirs défilent, nous comprenons que notre sympathique policier les escorte quelque part et qu’il était fâché de voir des ploucs de cyclovoyageurs sur son chemin. Sympa !
On arrive enfin devant le monastère, suants et affamés. On se commande de bons petits plats faits maison au restaurant juste en face. On remarque que la patronne propose également des chambres à un prix correct, alors on craque pour une chambre ce soir. On prend une bonne douche et enchaînons avec une sieste revigorante. On se tire tant bien que mal de notre sommeil de plomb et allons visiter le monastère… car oui, à la base, on est monté pour ça ! (Ou pour le restaurant ? Je ne me rappelle plus). Fondé au IXe siècle, c’était un lieu d’enseignement, d’études et de copies de manuscrit. L’architecture des différents bâtiments qui composent le complexe est vraiment belle, et bien différente de ce que l’on connait chez nous. Et puis, la vue sur les montagnes environnantes est incroyable.
Le soir, on dîne à côté d’un autre couple de français. Hovnatan est un acteur franco-arménien, en tournage en ce moment en Arménie, et c’est son jour de pause ! Sa chérie, photographe, l’a rejoint pour passer quelques jours avec lui. Ils nous parlent du film, en salle en 2025, qui s’appellera « Sauver les morts » et dont l’actrice principale est Camille Cottin. On ira le voir en rentrant en France ! Hovnatan baragouine un peu arménien alors le patron, déjà bien éméché par le repas familial du midi, lui sert vodka sur vodka. Nous, on trinque avec eux (Ջենաց ! « Genats ! ») mais on trempe juste les lèvres. Le patron se lève soudainement et nous invite à le suivre. Il sort des clés de sa poche et nous ouvre les portes d’une des églises du monastère. Ici, pendant quinze minutes, il nous joue un magnifique air de duduk. Le duduk est un instrument traditionnel arménien, un genre de flûte ave une anche double, en bois d’abricotier. Il produit de longues et graves notes, produisant un son magnifique et lancinant. L’écho de la musique contre les voûtes millénaires sublime le moment. C’était beau et triste, à en pleurer. Après cet instant hors du temps, on s’éclipse avec Romain, non sans avoir remercié le patron avec émotion, pour éviter la deuxième partie de soirée qui risque de faire des dégâts. Depuis notre lit, on entend le patron jouer toutes ses partitions françaises au piano… quelle première journée en Arménie !
Le lendemain, nous entamons la journée par un solide petit déjeuner. Nous quittons Haghpat vers 9h, la descente qui nous ramène dans la vallée achève de nous réveiller. Quelques kilomètres plus tard, nous arrivons dans la ville de Ալավերդի (Alaverdi). Autrefois riche de l’industrie minière, l’extraction du cuivre n’embauche aujourd’hui plus qu’une poignée d’habitants et la majorité de la ville est en ruine. Un vieux téléphérique, qui n’est apparemment plus en exploitation depuis une trentaine d’années, laisse encore ses 2 cabines pendouiller dans le vide, au risque de les voir dégringoler d’un jour à l’autre. À la sortie de la ville, toute la partie gauche de la route a été emportée par une importante crue, survenue il y a 3 semaines. Nous observons le résultat de ce débordement depuis hier déjà, mais ici, les dégâts sont particulièrement impressionnants.
Alors que nous entamions une longue côte, j’entends et je sens mon câble de dérailleur avant casser, je ne peux donc plus changer de plateau et suis coincée sur le petit. L’étape du jour est globalement montante donc je peux rouler ainsi sans problème jusqu’à destination, c’est pourquoi nous décidons de ne pas perdre de temps à faire la réparation ici et continuons notre chemin. Ça grimpe fort, et mes règles arrivent, je réclame une pause ! Des policiers ont pitié de nous et s’arrêtent pour nous donner des croissants industriels. Arrivés à Վանաձոր (Vanadzor) vers 13h, après 60 kilomètres et 1000 mètres de dénivelé, je crie grâce : un lit douillet s’il vous plaît ! Romain nous dégote une magnifique chambre d’hôte et je plonge avec délice sous la couette après une bonne douche. Les douleurs refluent avec les médicaments, et je m’endors pour une bonne sieste, pendant que mon chéri répare mon vélo. Merci .
Le lendemain, nous effectuons une petite étape jusqu’à Դիլիջան (Dilijan), surnommé « La petite Suisse ». À part quelques sapins et, il est vrai, un niveau de vie qui semble légèrement plus riche qu’ailleurs, on ne saisit pas bien la comparaison. J’ai vraiment des douleurs importantes et pédaler m’est difficile. Nous décidons de nous prendre à nouveau une chambre, pour deux nuits cette fois, et nous nous reposons une bonne partie de la journée du lendemain.
Vous le remarquez, la fatigue se fait sentir en ce moment, tant mentale que physique. Après plus de 4 mois sur la route, nous avons un coup de mou ! Notre chez-nous nous manque, ainsi que nos familles et nos amis. Et nous ne savons pas vraiment de quoi seront faites les prochaines semaines : l’Iran se rapproche et, il faut l’avouer, nous fait un peu peur. Après l’Iran, le Turkménistan, dont les échanges avec les agences nous consomment de l’énergie. Comparer les offres, faire un choix et envoyer les papiers, et surtout, se dépêcher pour pouvoir démarrer le Turkménistan le 15 août afin de nous retrouver dans les montagnes kirghizes avant fin septembre. Et même avant tout cela, à quoi vont ressembler les quelques 500 kilomètres arméniens avant la frontière iranienne ? Entre l’exclave azerbaïdjanaise et l’Azerbaïdjan, ce petit bout de terre s’est vu être témoin de premier rang de la guerre du Haut-Karabagh, en 2020. Alors faut-il s’attendre à une région pauvre et désolée, comme ce qu’on a pu voir dans les alentours de Doğubayazıt ? Bref, nous sommes un peu stressés de ce qui arrive (surtout moi, je dois l’avouer) et le moindre aléa dans notre quotidien de cyclovoyageurs nous demande une énergie folle.
Nous décidons donc de prendre soin de notre mental en nous autorisant le luxe d’un lit douillet à l’abri des éléments presque chaque soir. En effet, sur les 17 nuits que nous passerons en Arménie, nous ne ferons que 3 bivouacs ! Et finalement, bien nous en prend, puisqu’en cette fin de mois de juillet, il pleut toutes les nuits. De plus, les chambres d’hôte arméniennes sont particulièrement bon marché et surtout, le prix comprend généralement un copieux petit-déjeuner et un savoureux dîner, le tout préparé avec soin par la ou les matrone(s) de la maisonnée : une dame d’une quarantaine d’années aidée de sa maman et/ou de sa belle-maman. Bref, on n’aura jamais été déçu !
Après un passage par le lac Սևանա լիճ (Sevan), plus de deux fois plus grand que le Léman et situé à 1900m d’altitude, et son très touristique monastère Սևանավանք (Sevanavank) où nous buvons 2 verres de jus de grenade avant de tout recracher en voyant le prix (9€ le verre !), et une excellente chambre d’hôte plus tard (la patronne, tout en nous cuisinant un bon petit plat de poisson du lac, nous montrera un replay de la chaîne nationale : sur le plateau, son fils de 13 ans, jeune musicien prodige, donne une représentation exceptionnelle de duduk), une longue descente nous fait quitter la fraîcheur de l’altitude et nous amène tout droit à Erevan, capitale arménienne.